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(fr) Courant Alternative #346 (OCL) - Que nous reste-t-il des Gilets jaunes?
Date
Thu, 23 Jan 2025 19:16:10 +0000
Dès son amorce, une frange importante des réseaux militants a boudé ce
mouvement, à cause des accusations médiatiques de «racistes»,
«homophobes», «proches de l'extrême droite», apparues dès les premiers
appels en amont du 17 novembre. Ce positionnement caractérisait pour
certains un mépris de classe, mais surtout pour d'autres la césure entre
les milieux militants et des fractions de la population exploités et
opprimés, en particulier rurale ou périurbaine. Or, le mouvement des
Gilets Jaunes a connu une dynamique typique de mouvements sociaux:
démarrant sur des revendications à première vue peu politiques (la
hausse du prix de l'essence), il se radicalisa dans sa forme (blocages
éparpillés, actions directes dans les grandes villes comme les montées
sur Paris, générant des affrontements violents) et dans son expression
politique. Ce fut la première fois où l'État a montré une certaine peur
depuis plusieurs décennies. Nous revenons dans cet article sur les
forces et faiblesses du mouvement des GJ, avec la volonté d'en tirer
quelques modestes enseignements.
«Nous sommes au SMIC quand d'autres se gavent. Moi je n'ai plus rien
d'un homme: aujourd'hui je ne peux même plus offrir un café à un ami»
En France, c'est la fraction du prolétariat la moins représentée par le
syndicalisme qui est descendue dans la rue: précaire, rurale ou
périurbaine, des petites boîtes, les campagnes abandonnées, et aussi les
cassoc', les abîmés par la vie, les surnuméraires... On retrouve en
majorité des personnes qui travaillent, paient des impôts, qui gagnent
suffisamment pour ne pas toucher certaines aides sociales, tout en ayant
du mal à finir les fins de mois. Typiquement, ce sont des salariés de
très petites entreprises, ou de petites et moyennes entreprises, dans
l'artisanat ou le BTP, des fonctionnaires parmi les moins diplômés
(éducateurs, animateurs, ATSEM), des travaux d'ouvriers ou d'employés.
En ce sens, les reproches sur le caractère «non-prolétarien» de ce
mouvement étaient largement infondés, puisque l'hétérogénéité apparente
des GJ masquait une uniformité de vie sociale. Les statuts étaient
variés: des CDI (encore la large majorité des contrats en France) y
côtoyaient des intérimaires, auto-entrepreneurs, chômeurs et retraités.
La relation de nombre de ces salariés à l'exploitation par le patron,
pourtant particulièrement palpable, était un non-sujet, en bonne partie
du fait des relations proches entre le travailleur et son employeur
direct dans l'espace rural / périurbain.
«Les syndicats, on peut s'en passer, ils ne nous manqueront pas!»
Les GJ ont donc marqué un retour tonitruant de la lutte de classe en
France, avec un caractère social indéniable. Si on compare aux millions
de participants des mouvements sociaux d'envergure en France (1936,
1968, 1995, 2023), le nombre de GJ était bien plus faible (voir
historique). Cependant, les profils des participants contrastent avec
ceux qu'on a l'habitude de croiser dans des mouvements de lutte de
classe à l'échelle nationale depuis 1995, c'est-à-dire les fractions les
plus stables du prolétariat, fortement syndiquées, à statut (rail,
énergie, docks), de grosses boîtes avec de «solides» conventions
collectives, ou fonctionnaires. Afin d'éviter une contagion du mouvement
des Gilets Jaunes à ces travailleurs plus organisés, le gouvernement a
pu compter sur les syndicats (voir ci-après), qui ont cherché à garder
la main sur leurs adhérents, mais aussi sur une frange du patronat, qui
a consenti à acheter la paix sociale au moyen d'une prime de 460 euros
en moyenne, versée à 4 millions des salariés les plus stables (Orange,
SNCF, RATP, Michelin, La Poste...). Ces salariés auraient-ils rejoint le
mouvement? Peu probable, car il faut mesurer l'écart qui sépare les
travailleurs des bastions syndicaux des travailleurs GJ, pour qui la
défense du droit du travail n'est qu'un concept vague, sans existence
réelle.
Ce qui caractérisait les GJ, c'était une forme de colère brute qui
souvent fait défaut dans des secteurs plus protégés et formatés aux
journées de mobilisation encadrées. Les GJ défendent «l'honneur des
travailleurs» (ou plutôt leur dignité) mais sans les armes historiques
qui y sont associées (le syndicat, la grève, la négociation). Une grosse
incompréhension de la part de certains GJ existait autour de la grève:
l'absence de son existence dans le quotidien salarié des GJ et sa
représentation médiatique comme nombre de manifestants à compter dans
les grandes villes font que pour beaucoup d'entre eux, grève = manif, et
non pas arrêt volontaire et collectif du travail.
Les GJ ne se sentent pas représentés par les syndicats, recroquevillés
sur une fraction toujours plus faible des salariés, car n'ayant pas pris
le pli de la restructuration du salariat, de son atomisation. Surtout,
les organisations syndicales refusent d'être à la traîne d'un mouvement
social. Ce sont elles qui doivent décider quand et comment commence un
mouvement social, et, plus que tout, pour ce qui fait leur légitimité
aux yeux de l'État et du patronat quand et comment il finit. Il était
politiquement impossible aux organisations syndicales, notamment la CGT,
d'avouer leur faiblesse. Elles ont donc très consciemment tout fait pour
éviter la contagion dans leurs rangs, même si on a vu des rapprochements
locaux.
Pour ce faire elles se sont appuyées sur deux points de tension. Le
premier concerne les cibles des blocages. Les GJ n'ont que
ponctuellement et localement cherché à bloquer directement des
entreprises et sans chercher à passer par la grève. Les militants
syndicaux, eux, n'ont souvent comme seule perspective «la grève».
L'autre point de tension furent les manifestations non déclarées,
sauvages voire insurrectionnelles, qui rompaient avec les défilés
planplan syndicaux. Bien des militants syndicaux de base se sont joints
à ces manifestations des GJ à titre individuel et souvent sans arborer
de sigles syndicaux, y trouvant un plaisir perdu depuis longtemps par
les manifestations syndicales. Cependant, les appareils syndicaux sont
restés droit dans leurs bottes: une manifestation, ça se déclare, ça
s'encadre, et on ne fait pas n'importe quoi («on est responsable»)...
allant jusqu'à signer un texte dénonçant la violence des GJ (excepté
Solidaires, voir historique).
«Je n'ai jamais fait de grève ni de manifestation, je me suis dit que
c'était le moment ou jamais, il fallait essayer de faire quelque chose»
Ce sont pour beaucoup des primo-manifestants, qui n'ont pas l'expérience
de la parole politique, de l'organisation «routinière» des mouvements
sociaux, accaparée le plus souvent par des classes moyennes
diplômées[1]. Le mépris de la «classe d'encadrement des luttes» pour les
GJ faisait écho à celui que des profs peuvent avoir pour leurs élèves
les plus indisciplinés et les moins scolaires. Les qualificatifs en
«-phobe» à leur destination, afin de se distancier d'un monde qui leur
paraît étranger et vulgaire, a permis aux plus diplômés et déconstruits
des militants d'avoir bonne conscience, au moins initialement. Pourtant,
ceux qui sont focalisés sur les identités et la lutte contre les
«privilège» auraient du s'apercevoir du paradoxe théorique dans lequel
ils sont enfermés: «d'une part, dénoncer un "système" produisant et
inoculant "structurellement" les discriminations partout, dans les
rapports sociaux et jusque dans l'esprit des individus et, de l'autre,
déplorer que ces individus aient de tels comportements.»[2]
Si on cherche des analogies avec des luttes passées, on peut se
rapprocher les GJ de «ces mouvements[qui]surgissent souvent au sein de
populations faiblement politisées, peu syndiquées, vivant dans des
petites villes ou même des villages» dans lesquels le «niveau de
violence[...]est souvent très élevé avec demeures patronales incendiées
ou dynamitées, contremaîtres et patrons brulés ou pendus en effigie,
usines sabotées, bâtiments administratifs attaqués, et rudes
affrontements avec la troupe» que sont les mouvements de grève de la
Belle Époque[3], qui, de plus, manifestaient une grande défiance vis à
vis de la République. Le côté protéiforme de la composition des GJ
(«Nous sommes ceux qui doivent partout: au boulanger, à l'épicier, au
percepteur et au cordonnier, ceux que poursuivent les créanciers[...].
Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux
qui s'en foutent.») et le mode d'action hebdomadaire (chaque dimanche,
seul jour chômé de la semaine) se retrouve particulièrement dans la
révolte des vignerons du Midi en 1907. L'analogie s'arrête là, car la
période n'est pas la même, mais le lien entre le peu de politisation des
travailleurs et les formes (éphémères) de la révolte nous paraît
intéressant à garder en tête, pour ne pas imaginer un peu rapidement des
prémices de révolution mondiale dans la succession de soulèvements
mondiaux contemporaine[4].
L'action essentielle des GJ furent des blocages dont les lieux renvoient
à l'émiettement professionnel des prolétaires actuels. Les cibles
étaient des lieux partagés par tous les GJ (l'endroit où on passe en
voiture, l'endroit où l'on va faire ses courses). Si ces blocages ne
posaient donc pas un rapport de force direct face à la bourgeoisie
(contrairement aux émeutes dans les beaux quartiers parisiens), ils
permettaient de rallier beaucoup de monde. Le discours entendu à propos
des blocages constituait à viser non pas les patrons mais l'État, dans
les rentrées fiscales qu'il perçoit sur les flux économiques bloqués.
Ils se substituaient aux grèves qui apparaissent avoir beaucoup moins
d'impact et surtout qui est un mode d'action très peu pratiqué par la
plupart des exploités[5]. On retrouve d'ailleurs cette volonté de
blocage depuis plusieurs années dans les différents mouvements sociaux
sans chercher à les lier à des grèves localisées: on bloque l'économie
(par occupation de ronds-points stratégiques ou les raffineries), mais
depuis l'extérieur, comme un aveu de la faiblesse de la grève.
«Le peuple s'est réveillé et j'ai voulu en être, sans savoir où on allait»
Paradoxalement, même si les petits patrons ont vite décampé du fait des
conséquence économiques des blocages, les GJ se sont eux-mêmes
(re)présentés comme «le peuple», l'intérêt général, une espèce de
citoyen / travailleur moyen, patron ou salarié, qui joue le jeu du
système mais se retrouve tout de même perdant. Les revendications sur la
démocratie, la dénonciation des élites déconnectées, et la focalisation
sur les taxes permettaient de cimenter ensemble une large partie de la
population au-delà des clivages de classe, alors même que les
prolétaires étaient hégémoniques dans le mouvement. Un interclassisme de
discours, en somme.
Ce mouvement a donc associé des formes d'action radicales, une
détermination à en découdre avec le pouvoir en place... et des illusions
sur le cadre institutionnel. L'interlocuteur est resté l'État, mais d'un
autre côté, c'est aussi parce que l'État est un acheteur global de la
force de travail en France et de sa reproduction (allocations et aides,
régulations du prix des marchandises, services publics...) qu'il est vu
comme l'interlocuteur privilégié. En effet, «entre 2012 et 2018, la part
des revenus dits "de transfert" (les allocations sociales) dans le
revenu total des 10% les plus pauvres est passée d'environ 40 % à 70
%»[6], voir aussi l'article «Les personnes à revenus modestes prises en
tenaille» dans ce numéro.
Du côté politique, on a beaucoup entendu «Macron démission!», ce qui est
une rhétorique assez «dégagiste» et qui ne permet pas d'interroger la
production, l'exploitation. Concrètement, ce n'est pas le système qu'il
fallait changer, mais juste les personnes à sa tête (essentiellement
Macron mais aussi les «élites»), afin qu'il fonctionne mieux, comme
«avant». Contrairement à la gauche, la nostalgie ne semblait pas être
celle des 30 Glorieuses, mais plutôt 10, 20 ou 30 ans plus tôt.
Le RIC symbolise cela avec l'illusion que dans le cadre politique actuel
la population puisse faire passer grâce à lui des réformes
«démocratiquement». Les GJ avaient l'illusion que pourrait s'exprimer la
«volonté pleine et entière du peuple» par le RIC, alors que le RIC est
destiné à s'adresser aux instances dirigeantes et donc ne peut être
adopté qu'en acceptant le cadre politique actuel. La question de
renverser le pouvoir a été remplacée par celle de faire entendre la voix
du peuple au pouvoir politique. De plus, le RIC entretenait une illusion
de l'ordre de la «baguette magique»: il permettrait de modifier la
Constitution, et donc de récrire une sorte de nouveau contrat social, ce
qui part d'une croyance bien ancrée, entretenue par l'école, au sujet
notamment de la Révolution française, que le politique prime sur les
rapports économiques, que la Constitution pourrait commander aux patrons.
Ce n'est peut-être pas un hasard si la revendication du RIC est montée
en flèche entre le 1er et le 8 décembre (voir historique), moment
d'apogée du mouvement, et saut dans l'inconnu: si on bloque vraiment
tout, que fait-on derrière? Sans utopie, ou du moins sans perspective
révolutionnaire, ni même sans élargissement au monde de la production,
le mouvement ne pouvait que se replier sur ce qu'il connaît, et sur ce
qui apparaît comme un idéal socialement acceptable: la démocratie, la
vraie, contre la République des puissants et méprisants, corrompue.
«J'ai senti de la joie, de la fraternité, l'envie de déplacer des montagnes»
En marge du «profil type», on a croisé bon nombre de personnes amochées
par la vie, en galère matériellement, pauvres et exclues, parfois
handicapées, qui ont trouvé sur les ronds-points une solidarité et une
socialité dont elles étaient privées. Les GJ était un mouvement ouvert,
facilement rejoignable (il suffisait de mettre un gilet).
Si les GJ ont construit une sociabilité et permis à beaucoup de
personnes de s'extraire de leur solitude, ce ne sont pas en tant
qu'«isolés» que tous sont venus. Il existe dans les zones géographiques
rurales ou péri-urbaine des liens de sociabilité et d'entraide souvent
ignorés des couches sociales supérieures des villes, via l'aide par le
voisinage, les associations et clubs divers (sportifs, culturels). Ce
qui existait à une échelle microscopique dans plein d'endroit différents
a convergé via les blocages des ronds-points. Des mini-groupes
pré-existant (famille, amis, voisins...) se sont greffés les uns aux
autres. L'unité de la galère, la rage partagée, a été le liant entre les
GJ, créant cette joie collective lors des rassemblements.
En revanche, le revers de la médaille a été que lors de sa décrue, le
côté «famille» du mouvement s'est retrouvé à exister pour lui-même, sans
rechercher de stratégie pour reprendre l'offensive. N'ayant pas été
rejoint massivement, ayant été boudé par les syndicats, le mouvement a
fini par se retrouver dans un cycle sans fin de manifs du samedi, et
d'existence sans perspective, avec le chant «On est là, on est là, même
si Macron ne veut pas nous on est là...» qui exprimait la volonté de se
montrer «pour l'honneur des travailleurs» mais finalement sans plus.
On a aussi vu apparaître, pendant la (longue) queue de comète du
mouvement, la volonté de nouer des alliances avec d'autres composantes
du mouvement social (la lutte contre les violences policières, les
soignants, certains syndicats, les écologistes...). Cela a pu donner par
endroits des rapprochements intéressants (soutien à des boîtes en grève,
évolutions idéologiques sur la perception des banlieues...) mais c'était
aussi le signe que le mouvement n'avait pas été rejoint massivement par
des secteurs différents du prolétariat, que le «peuple» n'avait pas
réussi à s'étendre, et donc que les identités si critiquées, après avoir
un temps disparu, étaient revenues sous la forme traditionnelle de la
«convergence des luttes»: on s'allie, mais en conservant nos
spécificités, et surtout la mainmise des leaders sur les luttes.
«Ici, on ne veut pas reproduire le système qu'on combat. Dans notre AG,
on a des référents qui animent, mais pas de leaders qui imposent»
Ce qui fut peut-être le plus surprenant, au-delà de la forme
insurrectionnelle qu'ont pris certaines manifestations, c'est le refus
des leaders. Nous écrivions en décembre 2018 dans Courant Alternatif
«Bien entendu, vont se dégager petit à petit des "délégués
porte-parole"; ils seront une dizaine au début puis se dégageront deux
ou trois têtes. Les délégués seront contestés, mais la sclérose finira
par l'emporter»... comme quoi, il ne faut jamais se prétendre devin d'un
mouvement social sous prétexte que nous avons beaucoup lu sur les
mouvements sociaux. Car toutes les tentatives de faire émerger des
porte-paroles ont échoué (voir historique). Certes, cela fait écho à des
mouvements antérieurs dans différents pays: ce mouvement des GJ s'insère
dans une dynamique post 2008 (crise financière et ses suites) de
révoltes planétaires qui ont des traits communs: pas de leaders
affirmés, très déterminées, «populaires», dégagistes et plus ou moins
insurrectionnelles (printemps arabes, Chili, Colombie, Hong Kong, Liban,
Soudan, puis Algérie, Iran, Sri Lanka...). Cette volonté de conserver un
mouvement basiste n'est pas apparue par des discours ou analyse
politiques, elle s'est imposée comme une évidence pour la plupart des
GJ. Et ce fut certainement ce qui posa le plus de problème au pouvoir
politique car, sans représentants venus négocier, il n'avait plus aucune
autre solution que la répression féroce et le pourrissement. Les
administrateurs des groupes facebook se sont parfois auto-proclamés
représentants (ou l'ont été par la police), mais cela suscitait bien
souvent des tensions et réticences.
De même, les GJ marquent une méfiance envers les médias et la volonté de
s'approprier l'information et sa diffusion (par les réseaux sociaux).
Pourquoi cette forme basiste a-t-elle était maintenue tout au long du
mouvement? On peut émettre des hypothèses. Le mouvement est apparu dès
son origine «spontané», organisé par la base via les réseaux sociaux. La
sociabilité créée dans les ronds-points, les AG de base, ont renforcé
l'envie d'un mouvement «par nous et pour nous», sans représentants
officiels. Les GJ ne voulaient pas reproduire ce qu'ils et elles
combattaient: le pouvoir.
«J'ai parlé pendant quarante-cinq minutes aux CRS. Ils me répondaient
pas, ils étaient froids, alors j'ai voulu les réchauffer et j'ai foncé
dans le tas»
Une autre surprise fut la détermination dans les méthodes, le fait de
durer, le gout du bordel et de ne pas s'arrêter tant que le pouvoir n'a
pas lâché, d'être dans l'action et pas dans la négociation, la
passivité, la manif traîne-savates. Les GJ avaient à leurs yeux la
légitimité, ils avaient raison de se révolter et de questionner en acte
la légalité des actions, d'en avoir rien à foutre et de faire ça dans la
joie.
Cela a bousculé la stratégie syndicale de cogestion, qui s'appuie le
plus souvent sur une représentation de la violence (pneus qui brulent),
contenue, à des fins de négociations, car le pouvoir du syndicat tient
dans sa capacité à incarner un interlocuteur raisonnable aux yeux de
l'État. Chez les GJ, l'idée que la violence peut être nécessaire quand
on se fout un peu trop de notre gueule a fait un bien fou, car cette
idée était largement partagée dans le mouvement, et pas le fait d'une
minorité dont on se dissocie. Cependant, le mouvement a été rattrapé par
la spécialisation des rôles pacifistes / émeutiers, lorsque le Black
Bloc a été adopté comme une stratégie par les militants et les
«ultra-jaunes».
La légitimité du mouvement s'appuyait sur la sympathie de la part de
«l'opinion publique», le fait d'être «populaire»: tous les sondages de
l'époque donnaient une très forte majorité de personnes ayant de la
sympathie pour les GJ. Dans les débats télé, il était alors fréquent
qu'un /une GJ interviewée à une heure de grande écoute fasse fermer son
bec à un représentant d'une chaîne d'info, muet devant une colère portée
avec une telle spontanéité et colère par des centaines de milliers de
personnes.
«Là il y a de tout: droite, gauche, des cheminots, des postiers, des
paysans, des artisans, toutes les classes confondues. Cette
manifestation vient de la base, du peuple»
Une force notable du mouvement a été sa recherche d'unité dans un
«peuple» laborieux. Chacun pouvait venir, et les tensions et
discriminations (xénophobie, misogynie...) ont été un temps mises de
côté (voir l'encadré sur les femmes GJ), sans qu'elles aient toutefois
disparu. On a au contraire vu une fraternisation assez exceptionnelle,
et une solidarité remarquable avec des personnes dans des situations
plus compliquées que d'autres (les handicapés par exemple). La figure de
«l'autre» que les médias s'acharnent à nous désigner comme le maghrébin,
le musulman, et ici le beauf violent et inculte, n'a pas fonctionné.
Dans les milieux militants où on s'activait dans le mouvement, on a
ressenti une vraie bouffée d'oxygène à délaisser les engueulades et les
postures morales autour des différentes identités (race, genre,
validité...) pour créer une unité en acte, qui fait certainement bien
plus pour la tolérance que les réunions en non-mixité dans des squats
queers racisés. De nombreuses personnes qui par ailleurs subissent des
discriminations variées (homophobie, racisme, etc.) étaient présentes
dans le mouvement. Simplement, l'affirmation de leur identité et la
reconnaissance de leur singularité n'étaient pas posées comme des
préalables à leur présence dans le mouvement. Nous faisons donc notre la
déclaration du groupe américain prole: «Nous ne sommes pas faibles parce
que nous sommes divisés, nous sommes divisés parce que nous sommes
faibles»[7].
Cependant, l'idéologie politique diffuse du mouvement se dirigeait
contre des élites parisiennes. Il y avait une forme de conscience de
classe dans sa dimension sociale (ceux qui galèrent contre ceux qui
profitent: élus, très grands patrons) mais pas forcément dans sa forme
politique: les exploiteurs, petits et gros, n'ont jamais été désignés
tels quels, et le mouvement se présentait lui-même comme celui du
«peuple» citoyen. L'injustice entre les trop riches et les trop pauvres
était centrale, mais le mouvement n'a pas l'exprimé sous la forme de la
contraction centrale de la société capitaliste: la lutte pour le partage
de la valeur produite par le travail, qui fait que la richesse des uns
(profit) dépend de la misère des autres (salaire). On peut trouver là
des rapprochements idéologiques avec nombre d'entrepreneurs en
radicalité tant à la mode aujourd'hui (Trump, Bolsonaro, Milei). On peut
se demander, comme Tristan Leoni (déjà cité), si un «Beppe Grillo à la
française», cet humoriste populiste («Coluche italien») créateur du
mouvement 5 étoiles (M5S), n'aurait pas pu émerger pour donner un
débouché institutionnel à ce mouvement sans repère idéologique précis.
Cela n'empêche en rien le mouvement d'être radical, ni ne lui enlève sa
légitimité. Après des décennies de lutte en échec, on ne peut pas
attendre que les exploités acquièrent une immédiatement une vision
claire des enjeux et objectifs, et donc rien ne prémunit ce type de
mouvement de sécréter un personnage de ce style, que la bourgeoisie
pourrait parfaitement utiliser, de la même manière que le mouvement a
produit (ou plutôt mis sur le devant) le RIC plutôt que l'anarchie.
Comme le dit papi Marx: «Pour s'assurer des chances de succès, les
mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne,
d'emprunter leurs couleurs, dès l'abord, aux éléments du peuple, qui,
tout en s'opposant au gouvernement en vigueur, vivent en totale harmonie
avec la société existante»[8].
Les «couleurs» des GJ, si elles viennent en partie de la confusion
populiste ambiante, ne sont pas pour autant le résultat d'un complot
d'extrême-droite ou de l'influence de Soral, Dieudonné, CNews et cie.
Cette influence est réelle[9], mais la gauche populiste (Ruffin, Branco,
ATTAC, PCF...) avec son «Made in France», sa dénonciation des «1 %», des
banques et de la vilaine finance qui freinent le bon petit capital
productif et familial, a aussi une responsabilité dans le recul de la
perspective de classe.
«Les feux expriment la colère, ce ne sont pas des casseurs mais des
gilets jaunes qui s'énervent à force d'être gazés et méprisés!»
La répression policière et judiciaire du mouvement a joué un rôle
important dans sa retombée, même si la fatigue et d'autres éléments
(comme des dissensions internes) ont joué aussi. Beaucoup de GJ ont
«découvert» ce que pouvait être la répression parce qu'il y avait chez
eux la conviction qu'ils/elles ne pouvaient pas la subir (les coups de
matraque ou les tribunaux, c'était en quelque sorte réservé à des gens
pas comme eux qui travaillaient et payaient leurs impôts, etc.). La
justice a utilisé sans limite la loi permettant de mettre en garde à vue
n'importe qui préventivement pour «participation à un groupement en vue
de la préparation de violences et de destructions»[10]. En clair, toute
personne semblant se rendre en manifestation, plus ou moins équipée et
même sans arme, peut être soupçonnée de vouloir casser des vitrines et
jeter des pavés sur des CRS. Et, à ce titre, gardée à vue pendant des
heures.
Mais la répression a aussi fait un bilan physique dramatique pour bien
des GJ (mains arrachées, éborgnés, prison ferme, interdiction de
territoire...). On remarque une continuité dans l'arbitraire judiciaire
et administratif avec les assignations à résidence de militants écolos
(contre le COP21 en 2015 par exemple) et dans la violence répressive
contre les manifestations antérieures (loi travail, réforme des
retraites), avec toutefois un net accroissement... et une filiation avec
ce qui s'est passé à Sainte-Soline depuis[11]. Pour Tristan Leoni, la
répression est supérieure à celle de mai 68, et n'a de comparaison dans
l'histoire récente que celle subie pendant la période de la guerre
d'Algérie, tout en restant inférieure à la répression des grèves
insurrectionnelles de 1947-1948[2].
Cependant, ce qui est frappant, c'est la détermination d'une fraction
des GJ à aller à l'affrontement durant des semaines malgré ce risque de
répression. La répression a joué dans l'enlisement du mouvement non
parce que la détermination s'est effritée, mais parce que ce mouvement
est, dès le départ, resté isolé et cantonné à une minorité (importante)
de prolétaires ayant la rage. Sans extension du mouvement à d'autres
couches sociales, la répression associée à la fatigue allaient permettre
de faire fondre le mouvement sous les regards spectateurs de bien
d'autres opprimés. On retrouve malheureusement dans cette sympathie
envers les GJ, l'approbation de leur violence mais sans y participer, ce
que l'on retrouve dans d'autres mouvements, comme faire grève par
procuration. On sympathise avec la minorité combative, on l'encourage
mais sans la rejoindre.
Enfin, si les tentatives de défense collective (comme à Toulouse), sur
le modèle de celle de Rennes, ont été des initiatives très intéressantes
pour ne pas laisser la division s'installer quand la machine judiciaire
se met en branle, force est de constater que cela n'a pas été l'oeuvre
du mouvement dans son ensemble, et que dans la majorité des cas, les
familles et amis sont restées seules face à l'État.
Conclusion: «Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies»
(Macron, 10 décembre 2018)?
Ce qui nous reste de ce mouvement aujourd'hui est en premier le fait
qu'il soit devenu une référence. Quand on se remémore le mépris envers
les GJ à l'amorce de ce mouvement, on comprend sa portée politique. Pour
la première fois depuis des décennies, des opprimés sont physiquement
intervenus en nombre d'une manière radicale en France et ont fait peur
au pouvoir politique, non pas simplement pour se défendre face à une
loi, mais pour gagner. Et ça, ça nous fait non seulement plaisir, mais
ça permet d'imaginer ce que sont des moments de ruptures dans
l'histoire, ce que peut représenter une énergie révolutionnaire,
contrairement à beaucoup des mouvements sociaux traditionnels récents,
assez défaitistes et peu offensifs. On retrouve cette même énergie dans
bien des mouvements de territoire car même si ce n'est pas la rage brute
qui porte la radicalité, la nécessité dépasser les manifestations
République-Bastille gagne du terrain. Bien sur on en est encore loin du
renversement de l'ordre social, mais ça redonne de la légitimité à notre
combat.
La forme du mouvement par ses occupations avec gilets jaune a permis de
se compter de se comprendre comme une force existant partout sur le
territoire, contrecarrant l'éclatement géographique et sociale du
prolétariat. Mouvement rompant aussi avec le corporatisme, on luttait
pour une vie meilleure pour tout le monde. Les GJ ne connaissaient pas
les us et coutumes avec le pouvoir politique et donc ne négocièrent rien.
Par ailleurs, le mouvement des GJ a mis en relief (par les lieux
«phares» de son implantation: certaines zones rurales et périurbaines)
l'organisation du travail/du prolétariat en France actuellement sous
l'aspect «aménagement capitaliste du territoire» - et, de ce point de
vue, il peut donc être aussi mis en en regard des luttes comme celles
contre les mégabassines, les parcs éoliens, etc., qui apparaissent
souvent dans les mêmes zones rurales. Les liens ne se sont cependant pas
faits, et la lutte n'a pas débordé le cadre de la circulation, pour
entrer dans celui de la (re)production, que ce soit sur le lieu de
travail (voir plus bas), ou sur la vie quotidienne (se procurer de quoi
manger, etc.).
D'ailleurs, le parallèle avec les luttes de territoire nous semble avoir
une vraie pertinence, car la ville en est un également. Le carreau de
l'usine a été remplacé par le rond-point, parce que le lieu de
production et d'exploitation n'est plus vécu comme central par les
prolétaires après la restructuration massive du capitalisme, son
atomisation, ses délocalisations, l'éclatement des bastions
ouvriers...[12]La rue, et notamment la manifestation, apparaît comme un
espace à reprendre, et ce n'est pas le cas uniquement des GJ. Cela était
déjà le cas pendant le mouvement contre la loi travail, en 2016, par
défaut, car «c'est bien parce que tel ou tel manifestant[...]n'avait
fondamentalement aucun rapport de force sur son lieu de travail,
d'étude, de vie ou face aux administrations que la manifestation est
devenue le seul lieu qui permettait d'exprimer physiquement son
opposition au cours quotidien du Capital»[13].
Cette centralité de la rue et cet éloignement de la production est à
mettre en lien avec l'absence de perspective idéologique de classe: la
socialité ouvrière qui produisait le «commun» d'une classe prolétarienne
avec sa propre culture, ses propres organisations (avec leurs limites et
contradictions), prête à monter à l'assaut du vieux monde et faire la
révolution, n'existe plus, et avec elle l'utopie communiste. Le
mouvement des GJ, comme les autres mouvements post 2008, sont ceux du
capitalisme restructuré, dans lesquels le recul de l'organisation
prolétarienne laisse les coudées franches à la classe moyenne salariée,
son discours populiste et sa perspective d'intégration à l'État[14].
Ce mouvement est resté minoritaire; il a politiquement vite dévié,
derrière la radicalité des manifestations, vers des objectifs politiques
très peu radicaux (RIC). Il y a eu un manque de coordination entre les
groupes du fait de la volonté d'autonomie de chaque lieu, qui a été une
grande force mais qui peut avoir posé problème à la construction d'un
mouvement, ou à la solidarité contre la répression. Mais c'est toujours
la tension entre mouvement de base autonome et sa coordination sans
direction autoproclamée. Comme déjà dit on ne peut pas imaginer voir
émerger aujourd'hui un mouvement révolutionnaire large ayant une
conscience claire des moyens et objectifs pour renverser le capitalisme.
La forme basiste du mouvement, sa détermination, sa durée peuvent donner
une forme d'optimisme pour le futur. Surtout, ce mouvement montre une
fois de plus qu'il n'y a rien à attendre des appareils syndicaux et
politiques intégrés au cadre social actuel... mais montre aussi comment
des militants (syndicaux ou politique) de base peuvent être gagnés à la
radicalité contre leur propre appareil.
Si nous sommes convaincus de la nécessité de lutter contre toutes les
avant-gardes, nous pensons qu'il est vital d'intervenir dans des
mouvements tels que celui des GJ, avec nos analyses et nos perceptions.
Nous n'infléchirons pas à nous seuls (les «anarchistes lutte de classe»,
les «ultragauches» ou les «révolutionnaires») le cours des événements,
mais si une force sociale s'organise pour ébranler la société, si nous
souhaitons qu'elle prenne la forme d'une révolution communiste et non
pas celles des diverses formes autoritaires du XXIème siècle, il faudra
peut-être trancher la question: «Faut-il que renaisse l'espoir de
perspectives révolutionnaires pour que la révolution redevienne une
possibilité crédible?»[2]. La déception, l'amertume et le renoncement
dans lesquels beaucoup de GJ se sont retrouvés (et se trouvent encore,
voir l'introduction des témoignages) laissent penser qu'il faut quelque
chose qui cimente sur le long terme les liens sociaux dans une
résistance au capitalisme et à l'État, avec une perspective qui donne
envie de changer la vie. La reconstitution d'une base matérielle de
socialité et de solidarité de classe, comme frein à la dynamique
capitaliste de division et d'atomisation, pourrait constituer une piste
à la reconstruction d'un projet révolutionnaire. Évidemment, la fin d'un
mouvement social d'ampleur provoque souvent ce genre de questionnements,
et nous ne prétendons pas y apporter de réponse, seulement rouvrir un
débat à partir des GJ, dont certains enseignements n'ont pas forcément
été tirés, notamment sur le décalage entre les militants et une large
partie du prolétariat, la centralité de la lutte des classes,
l'inclusivité de tous et des toutes dès lors que le mouvement s'élargit...
RV et zyg
Notes
[1]Analyse de classe: Que faire de l'encadrement capitaliste?, Courant
Alternatif 320, mai 2022
[2]Sur les Gilets jaunes, Tristan Leoni, 2023 (précédemment publié sur
ddt21.noblogs.org)
[3]«La seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un
appel à la grève générale illimitée», entretien d'Anne Steiner au Média,
février 2019
[4]Soulèvement. Premiers bilans d'une vague mondiale, Mirasol, 2020
[5]Voir à ce sujet la brochure Grève versus blocage de Léon de Mattis,
disponible sur infokiosques.net
[6]Source Insee, cité dans La révolte des Gilets jaunes. Histoire d'une
lutte de classes. Collectif Ahou ahou ahou, 2020.
[7]Brochure Travail, communauté, politique, guerre, 2005, disponible sur
prole.info
[8]Karl Marx, La Situation en Europe, New York Tribune, 27 juillet 1857
[9]Égalité et Réconciliation, le site d'Alain Soral, est probablement un
des sites politiques les plus vus de France en 2016, d'après le
classement d'Alexa, une entreprise de la Tech californienne
[10]Article 222-14-2 du code pénal, loi passée en 2010
[11]Retour sur Sainte-Soline, Courant Alternatif 330, mai 2023
[12]Les luttes de territoire en questions, Courant Alternatif 343,
octobre 2024
[13]Mais tout commence. Analyse du mouvement contre la loi travail pour
une nouvelle trajectoire révolutionnaire, Bad Kids, 2017
[14]Le ménage à trois de la lutte des classes. Classe moyenne salariée,
prolétariat et capital, Bruno Astarian et Robert Ferro, 2019.
https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4346
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